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6 décembre 2021 1 06 /12 /décembre /2021 22:26
André Gorz en 1978 (© Fonds André Gorz / Imec)

André Gorz en 1978 (© Fonds André Gorz / Imec)

La crise sanitaire interroge l’avenir du travail. L’idée se répand qu’il faut considérer le travail comme un simple moyen permettant à l’individu de consacrer son temps à cultiver ses talents, à prendre du bon temps avec ceux qu’il aime et à s’engager pour le bien commun. Les femmes en particulier sont nombreuses à ne plus vouloir se mettre au service d’une économie dans laquelle les activités qui maintiennent la cohésion de notre société au cœur de celle-ci – élever les enfants, soigner les malades et les personnes âgées, cultiver l’amitié – n’ont aucune valeur. Désormais plusieurs branches professionnelles sont confrontées à des difficultés de recrutement voire à des pénuries de main-d’œuvre. Dans la période post-Covid le rapport de force semble revenir en faveur des salariés.  Le développement du télétravail est plébiscité par les américains qui sont nombreux à refuser d’être contraints à revenir au bureau à plein temps :  selon une enquête réalisée auprès de 10000 employés américains, 80% d’entre eux souhaitent pouvoir travailler depuis chez eux au moins un jour par semaine et les entreprises n’offrant pas la possibilité de télétravailler risquent de perdre près de 40% de leurs salariés. (Barrero, Bloom, & J.Davis, 2021).

Vers la semaine de quatre jours

 En 2022, 200 entreprises volontaires espagnoles testeront la semaine de quatre jours conformément à une proposition du parti Màs Pais. 86% des salariés de l’entreprise de prêt à porter Desigual se sont déjà prononcés en faveur de la semaine de quatre jours, dont trois devront être en présentiel et un pourra se faire en télétravail. L’Irlande lance également une expérimentation de la semaine de quatre jours en février 2022. Elle s’inscrit dans une campagne internationale intitulée Four Day Week Global qui constate que 63% des employeurs estiment qu’il est plus aisé d’attirer et de retenir les talents avec la semaine de quatre jours et que 78% des employés pratiquant la semaine de quatre jours sont plus heureux et moins stressés. En Islande la réduction hebdomadaire du temps de travail expérimentée entre 2015 et 2019 sur 2500 salariés du secteur public a été un large succès et la semaine de quatre jours est en voie de généralisation. Le bien être des salariés s’est amélioré sans que pour autant baisse la productivité.  Baisser le temps de travail permet de réduire les déplacements, la pollution et la consommation excessive.

Plus de 20 ans après les lois Aubry[1] qui instituaient la semaine de 35 heures la question de l’aménagement et de la réduction du temps de travail revient dans le débat public. Il s’agit cette fois moins de réduire le chômage que de viser un meilleur équilibre de vie et une certaine décroissance (cesser de prendre l’avion, renoncer à sa voiture, ne plus faire de shopping compulsif …) compatible avec les impératifs du changement climatique. Le 23 Septembre 2021, le journaliste et essayiste américain Jonathan Malesic publiait dans le New York Times un essai intitulé The Future of Work Should Mean Working Less dans lequel il faisait le constat que la pandémie nous a rappelé que nous existions pour faire plus que de seulement travailler. Selon lui « le but de l’existence est à rechercher en dehors du travail, et le travail ne doit rien faire d’autre que venir combler les interstices. » Dignité, compassion, loisirs et solidarité tels sont les piliers d’une réhumanisation de la valeur travail, qui reconnait que le travail est essentiel au fonctionnement de la société mais qu’il est aussi souvent une entrave à l’épanouissement de l’individu.

Pour une plus grande autonomie existentielle

Cette tendance à la remise en cause de la place du travail dans nos existences était au centre de la pensée du philosophe et journaliste André Gorz (1923-2007). Disciple de Jean-Paul Sartre, il fut l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique. Sa pensée critique de la rationalité économique dénonçait la croyance quasi religieuse que « plus vaut plus » et que toute activité soit justiciable d’une régulation par l’argent.

André Gorz prônait une réduction du temps de travail car il refusait une soumission totale aux exigences techniques de la division sociale du travail. Son combat n’était pas un rejet des impératifs professionnels ni de la culture technique mais de leur domination sur la vie quotidienne. Par sa puissance la technique coupe le travail de la vie, rétrécit le champ de l’expérience sensible et de l’autonomie existentielle. Elle empêche le travailleur de connaître et de maîtriser la finalité de son activité. La technicisation du travail est acceptable dans la mesure où, en accroissant son efficacité, elle permet d’économiser du temps et de la peine au profit d’activités qui elles sont porteuses de sens. Mais le travail technicisé et spécialisé ne peut en même temps être la principale source de l’identité et de l’épanouissement personnel. « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège il n’y a pas de pauvres ». (Gorz, 1974).  A.Gorz appelle de ses vœux le passage d’une société productiviste ou société de travail à une société du temps libéré où le culturel et le sociétal l’emportent sur l’économique. En effet « la culture technique est inculture de tout ce qui n’est pas technique. L’apprendre à travailler est un désapprendre à trouver et même à chercher un sens aux rapports non instrumentaux avec le milieu environnant et les autres. […] A une culture professionnelle qui se coupe du monde vécu dans son épaisseur sensible correspond ainsi la production d’un monde sans valeur sensible, et à ce monde une sensibilité desséchée et qui dessèche en retour la pensée » (Gorz, 2004, pp. 144-145).

Le projet d’A.Gorz est une réponse positive à la désintégration des liens sociaux et des liens avec la vie sous l’effet des rapports marchands et de concurrence. Il ne se préoccupe pas tant de la préservation de la nature en tant que telle, mais de la qualité de nos existences, qualité inséparable des relations que nous nouons entre nous. Sa pensée ne s’inscrit pas dans la tradition des éthiques environnementales attachées à une valeur intrinsèque de la nature. Elle s’enracine dans la tradition de l’émancipation issue des Lumières, mais aussi du marxisme hétérodoxe et de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. « Il ne s’agit pas de diviniser la nature ni de « retourner » à elle mais de prendre en compte ce fait : l’activité humaine trouve en la nature sa limite externe et à ignorer cette limite, on provoque des retours de bâton qui prennent dans l’immédiat, ces formes discrètes encore si mal comprises : nouvelles maladies et nouveaux mal-être ; enfants inadaptés ( à quoi ?)  ; baisse de l’espérance de vie ; baisse des rendements physiques et de la rentabilité économique ; baisse de la qualité de la vie bien que la consommation soit en hausse. » (Gorz, 1977, pp. 11-18) Pour lui l’écologie véritable actualise l’exigence éthique d’émancipation du sujet. Elle est ancrée dans notre corps et sensibilité naturelle et dans notre quête d’autonomie. L’écologie chez André Gorz met l’accent sur la défense du monde vécu, progressivement confisqué par les experts et la technocratie ; sa technicisation (usine de captage de CO2), quantification (indicateurs ESG) et marchandisation (marché de crédits carbone) ne font que reculer les possibilités d’autodétermination des individus et des groupes. (Gorz, 1992/2)  Le temps libéré du travail n’est pas d’emblée du temps libre. Il ne devient libre que si nous nous l’approprions en devenant maîtres, individuellement et collectivement, du choix de ses buts et de ses usages : si nous l’employons à nous produire librement en tant que personnes et à produire de la société de la manière que nous aurions individuellement et collectivement choisie. « La réappropriation du temps libéré passe avant tout par l’art fondamental et le plus ancien dont se nourrissent tous les autres : la présence désintéressée à l’être dans la vibration de l’instant qui passe. » (Gorz, 1998)

 

 

 

Bibliographie

Barrero, J. M., Bloom, N., & J.Davis, S. (2021, August). Don’t force people to come back to the office full time. Harvard Business Review , p. Digital Article.

Gorz, A. (1974, Avril). Partage ou crève. Le Sauvage(12), 10-12.

Gorz, A. (1977). Ecologie et liberté. Paris: Galilée.

Gorz, A. (1992/2). L'écologie politique entre expertocratie et autolimitation. Actuel Marx(12), 15-28.

Gorz, A. (1998, mars-avril). De l'aptitude au temps libre. Transversales.Sciences/cultures(50), 24-26.

Gorz, A. (2004). Métamorphoses du travail - Critique de la raison économique. Paris: Gallimard.

 

 

[1] Loi  no 98-461 du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail.

 

 

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10 avril 2019 3 10 /04 /avril /2019 11:45

Les biotechnologies sont au premier rang des problématiques de l'homme réparé et de l'homme augmenté. La convergence des techno sciences que sont les biotechnologies, les nanotechnologies , les technologies de l'information et les sciences cognitives conduit à considérer que la matière est de l'information pouvant fait l'objet d'un codage . Le traitement de l'information permet non seulement de copier le vivant naturel mais aussi de le reprogrammer à l'aide d'algorithmes et de simulateurs. Les entreprises mobilisent de plus en plus cette nouvelle bio-ingénierie non seulement pour modifier le comportement des vivants naturels mais aussi pour concevoir d'autres formes de vivants que ceux qui leur sont donnés par la nature. Il convient aux managers de projets de mesurer les opportunités et les risques que représentent cette ingénierie des systèmes biologiques dès les phases amonts des projets d'innovants.

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13 mars 2018 2 13 /03 /mars /2018 13:39
Jean-Baptiste Say, le fondateur de filature d'Auchy des Hesdin ( Pas de Calais)
Jean-Baptiste Say, le fondateur de filature d'Auchy des Hesdin ( Pas de Calais)

Jean-Baptiste Say, le fondateur de filature d'Auchy des Hesdin ( Pas de Calais)

Jean-Baptiste Say est considéré comme le principal économiste classique français.

Jean-Baptiste Say (1767-1832) est le fils de Jean-Etienne Say, négociant en soierie, originaire de Genève, installé à Lyon. Après une éducation dans un pensionnat d'Ecully, il doit faire son apprentissage dans une maison de commerce, en raison des revers de fortune de son père. Etienne Clavière, directeur d'une compagnie d'assurances sur la vie, lui trouve un emploi dans une banque parisienne. Il lui fait découvrir la Richesse des nations d'Adam Smith dont il introduit la pensé en France en encourageant comme lui l’invention et l’emploi des machines. En 1792, sous les Girondins, Clavière, ministre des Finances durant quelques mois, le prend pour secrétaire. En 1797, Say devient rédacteur en chef du journal La Décade philosophique, littéraire et politique, dont le groupe sera favorable deux ans plus tard au coup d'Etat du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte. En 1803, Say publie le Traité d'économie politique (2e édit., 1814, 3e édit., 1817, 4e édit., 1819, 5e édit., 1826).

L'œuvre est mal accueillie par Napoléon Bonaparte qui lui demande de réécrire certaines parties de son traité afin de mettre en avant l'économie de guerre basée sur le protectionnisme et les régulations. Le refus de Say l'empêcha de publier une seconde édition du traité, et il fut révoqué du Tribunat en 1804, après avoir passé quatre années à la tête de la section financière.

Les dispositions prises par Bonaparte lui interdisant toute activité comme journaliste, il devient entrepreneur dans la production de coton. Il commence par apprendre à manier les machines des métiers à tisser qui se trouvaient dans les murs du conservatoire des arts et métiers et qui avaient été ramenés par les armées de la Révolution pour certaines. Le secteur en est alors à ses débuts.

Persécuté par le régime napoléonien, il dirige une entreprise de filature à Auchy dans le Pas-de-Calais, avec 80 ouvriers et des métiers qu'actionnait un moteur hydraulique. L'affaire se développe rapidement et en 1810, accrue de bâtiments nouveaux, la manufacture occupait 400 ouvriers ; on y filait 100 kilos de coton par jour.

Après la chute de l'Empire, il enseigne l'économie politique à l'Athénée (1816-19), puis au Conservatoire des Arts et métiers (1820-32) et enfin au Collège de France (1831-32). En 1815, il publie le Catéchisme d'économie politique (2e édit, 1821, 3e édit., 1826). En 1820, paraissent les Lettres à Malthus sur différents sujets d'économie politique. En 1828-29, paraît le Cours complet d'économie politique pratique.

En 1819 il participe à la fondation de l’ESCP, la première et de la plus ancienne école de commerce au monde.

 

  1. Aux origines de l’industrialisme 

Jean-Baptiste Say a été marqué par les violences de la Révolution et de l’Empire, auxquelles il oppose les valeurs pacificatrices de l’industrie. Pour lui, l’industrie et ses machines doivent à la fois clore le Révolution française et faire disparaître les violences en réduisant la politique à l’économie politique, c'est-à-dire en substituant le gouvernement des choses à celui des hommes. Pour Say, ce sont les machines – c'est-à-dire tous les moyens que l’industrie peut employer pour s’approprier  les ressources de la nature – qui permettent l’accroissement de la production et de la richesse. La pauvreté et les problèmes sociaux sont d’abord l’héritage du passé militaire et aristocratique. Dans ses textes  Say, décrit une société industrielle idéale fondée sur l’usage généralisée des machines, où «  tout ce qui est action purement machinale serait exécuté par des animaux ou par des machines. Une pareille nation aurait tous les produits, jouirait de toutes les utilités qu’il est possible de se procurer. » Si l’introduction des machines aggrave parfois la misère des ouvriers, celle-ci est toujours provisoire et compensée par des avantages à long terme .  D’ailleurs  «  délibérer sur l’emploi ou la prohibition des machines » est aussi vain que de discuter «  pour savoir si l’on fera ou non remonter un fleuve à sa source. Cette dernière formule participa  d’une stratégie de naturalisation du changement technique destinées à un bel avenir dans la rhétorique économiste . Pour les  disciples de Say « l’invention des machines multiplie les marchandises, fait baisser les prix , augmente la quantité de travail et conserve la vie d’un certain nombre d’ouvriers, en leur épargnant des travaux malsains et périlleux . Dans ces conditions, les oppositions à l’industrialisme ne peuvent être que le résultat de l’incapacité des producteurs à percevoir leur véritable intérêt. Penseurs libéraux et républicains reprennent tous l’antienne du bienfait des machines. L’économie politique, les sciences de mécanique et de l’ingénieur forment autour de 1830, une nouvelle épistémè obsédé par l’accroissement infini de la production.   [1]

 

  1. Sa définition de l’économie politique 

"L'Économie politique n'est pas autre chose que l'économie de la société. Les sociétés politiques que nous nommons des nations, sont des corps vivants, de même que le corps humain. Elles ne subsistent, elles ne vivent que par le jeu des parties dont elles se composent, comme le corps de l'individu ne subsiste que par l'action de ses organes. L'étude que l'on a faite de la nature et des fonctions du corps humain, a créé un ensemble de notions, une science à laquelle on a donné le nom de physiologie. L'étude que l'on a faite de la nature et des fonctions des différentes parties du corps social, a créé de même un ensemble de notions, une science, à laquelle on a donné le nom d'économie politique, et qu'on aurait peut-être mieux fait de nommer économie sociale. [...]. L'objet de l'économie politique semble avoir été restreint jusqu'ici à la connaissance des lois qui président à la formation, à la distribution et à la consommation des richesses. C'est ainsi que moi-même je l'ai considérée dans mon Traité d'Économie politique [...]. Cependant on put voir, dans cet ouvrage même, que cette science tient à tout dans la société" (Cours complet d'économie politique pratique, 1828, tome 1, pp. 1-2 et 6-7).

  1. Son regard sur les crises économiques 

« L’homme, dit-il, dont l’industrie s’applique à donner de la valeur aux choses en leur créant un usage quelconque, ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et payée, que là où d’autres hommes auront les moyens d’en faire l’acquisition. Ces moyens, en quoi consistent-ils ? En d’autres valeurs, d’autres produits, fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs terres : d’où il résulte, quoiqu’au premier aperçu cela semble un paradoxe, que c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits. » Son idée c’est donc que les nations et les personnes profitent mutuellement de la hausse du niveau de production car elle offre des possibilités accrues de commerce mutuellement bénéfique. L’obstacle à la richesse, selon l’auteur du Traité, n’est pas la sous-consommation ou le manque de demande mais un déficit de production.

Say relève ainsi la remarque classique des producteurs : « La difficulté n’est pas de produire, mais de vendre » (TEP, Partie I, chap. 15, page 87). S’ils ne vendent pas, ils attribuent cela au manque d’argent en général et ils aimeraient bien qu’une autorité quelconque soutienne la consommation d’une façon ou d’une autre, notamment  par une politique de la demande.

Afin de rendre les choses plus claires, Say prend l’exemple d’un marchand d’étoffes qui objecterait : « Ce ne sont pas d’autres produits que je demande en échange des miens, c’est de l’argent ». A cela, la réponse éclairée consiste à dire : « Tel fermier achètera vos étoffes si ses récoltes sont bonnes ; il achètera d’autant plus qu’il aura produit davantage. Il ne pourra rien acheter, s’il ne produit rien. (TEP, page 87)

Say montre que chacun a intérêt à ce que les autres soient prospères .  Selon Say, une crise de surproduction globale est impossible, car si une branche de l’industrie produit plus qu’elle ne l’aurait dû, cela profitera au reste de l’économie. Sans doute des crises sectorielles sont possibles. Mais pour prévenir et pour réduire de tels déséquilibres il faut intensifier et diversifier au maximum la production au lieu de la diminuer.

Quelles leçons peut-on en tirer pour aujourd’hui ? D’abord qu’il faut s’abstenir de toute intervention politique. « L’équilibre, écrit Jean-Baptiste Say, ne cesserait d’exister si les moyens de production étaient toujours laissés à leur entière liberté. » La réduction des impôts et des réglementations est donc la seule politique économique favorable à la croissance. Ensuite, il faut laisser aux entrepreneurs le fait de  rétablir la situation en changeant leur production pour l’adapter au marché. Cela signifie que l’innovation est une des lois fondamentales de l’économie.

  1. Emergence de la figure de l’entrepreneur 

L’entrepreneur est aussi un producteur. En effet dit Say, les services fournis sur le marché sont des «biens immatériels » productifs, c’est-à-dire utiles. On ne produit jamais que de l’utilité, et donc tous les produits sont immatériels en tant que produits. Say a souligné le rôle essentiel joué par l’entrepreneur dans l’activité économique et la création de biens « immatériels », tels que les services, le capital humain et les institutions, nécessaires à la création de la richesse. C’est pourquoi, le profit perçu par l’entrepreneur rémunère ce dernier pour les tâches ainsi accomplies et les risques encourus. Selon ce point de vue, il y a de nombreux contributeurs à l’industrie : les propriétaires d’usines, les entrepreneurs, les ingénieurs et les techniciens, mais aussi les enseignants, les scientifiques et les intellectuels.

J.-B. Say approfondit son analyse avec les exigences qui impliquent le succès de l’entreprise et conclut que « la manière dont les entreprises industrielles y sont conduites, contribue à leur succès beaucoup plus que leurs connaissances techniques et les bons procédés d’exécution dont on y fait usage, tout important qu’ils sont. » (Say, 1828, p. 158). L’activité des entreprises est également le résultat de facultés industrielles, qui peuvent être morales ou personnelles. Ces dernières ont toutes comme facteur commun leurs influences sur le succès de l’entreprise : « Ces qualités sont nombreuses et ne sont pas communes. On peut réussir sans les posséder toutes ; mais plus on peut en réunir, et plus on a de chances de succès » (Say, 1840, p. 140).

Le critère de classification de Jean Baptiste Say est une distinction entre qualités personnelles et qualités morales. Les qualités personnelles font référence, aussi bien à la solvabilité de l’entrepreneur qu’à sa place dans les réseaux sociaux qui accèdent au crédit. Les qualités morales possèdent ce qualificatif car elles proviennent du processus de socialisation de l’individu selon lequel le sujet acquiert les compétences, par le moyen de l’éducation industrielle et de la famille, pour exercer une bonne conduite. Pour Say, la morale ne provient pas de la législation mais de l’économie politique 

https://www.cairn.info/loadimg.php?FILE=INNO/INNO_045/INNO_045_0039/INNO_id9782804189761_pu2014-03s_sa03_art03_img002.jpg

Qualités morales utiles dans toutes les circonstances de la vie (Say, 1840, p. 141). En additionnant les qualités morales et qualités personnelles on obtient le talent d’administrer (Say, 1840, p 371)

 

 

 

[1] Jarrige François, Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences , La Découverte, Paris, 2016

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11 juillet 2017 2 11 /07 /juillet /2017 20:35
Cathédrale de Nevers: vitraux de la crypte

Cathédrale de Nevers: vitraux de la crypte

 

 

Une journée de découverte, d’échanges et d’expérimentations a été organisée par les AEH[1] et Elance[2] , le 4 juillet 2017 à l’Université Catholique de Lyon avec pour thème « mettre l’humain au cœur de la performance globale des organisations ». Nous rendons compte ici (1) des points forts cette manifestation, (2) des questions d’éthique et (3) de gouvernement dans  l’entreprise qu’ils nous posent.

  1. Cent cinquante personnes en quête d’un auteur[3]

Plus de 150 participants se sont mobilisés sur une journée entière qu’ils soient médiateurs, psycho-sociologues, sophrologues,  formateurs, coaches, chargés de mission et consultants en ressources humaines. Ce nombre ainsi que l’enthousiasme de chacun d’eux dans les activités témoigne de l’ampleur de l’espérance soulevée par ce sujet mais aussi du développement d’une communauté de praticiens de l’entreprise engagés dans une dynamique humaniste de construction collective.

La matinée fût consacrée à une conférence de Jacques Lecomte sur les entreprises humanistes et les ressources de la bonté humaine pour les organisations. L’expérience de vie de ce docteur en psychologie est marquée par une jeunesse difficile, le refus de la domination par les adultes et la tentation de l’action directe terroriste. Son ouvrage  Les entreprises humanistes [Les Arènes, 2016] se réclame explicitement du  courant de la psychologie positive qui est « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des individus, des groupes et des institutions »[4]. A partir d’une revue de la littérature scientifique ainsi que de recueils de témoignages de responsables d’entreprises Jacques Lecomte, identifie trois niveaux de psychologie positive et les principes directeurs propres à chacun :

  • Au niveau personnel : « n’hésitons pas à être heureux ; faisons un métier que l’on aime ; ayons de bonnes relations avec nos collègues et notre supérieur hiérarchique ; ayons le sentiment d’être utile aux autres. Il s’agit non pas de faire un « job », ni de faire carrière mais d’être appelé par une vocation ».  Que peux en penser un chômeur à qui Pôle Emploi intime dans le même esprit de « choisir sa vie », au prix du renoncement à la sécurité et à la stabilité ?
  • Au niveau interpersonnel : « coopérons pour partager ; osons la confiance pour être digne de confiance ; soyons un leader serviteur qui manage au service de ses collaborateurs. » Ne vise-t-on pas ici l’avènement d’un management parfait dans la réconciliation de la performance et d’une éthique de la vertu ?
  • Au niveau sociétal : « ce n’est ni par des législations contraignantes, ni par la dénonciation ou le boycott que se font les avancées en matière environnementale mais par la coopération entre les parties prenantes qu’advient la responsabilité sociale et environnementale des organisations et leur performance globale. La dépollution du Rhin et la reconstitution de la couche d’ozone témoignent des vertus de la coopération. » Dans quelle mesure de tels consensus ne sont-ils pas menacés par la constante accélération de nos modes de vie et les rythmes d’activité sans cesse accrus qui ne nous permettent plus d’habiter le monde ?

Dans la perspective de la psychologie positive la finalité d’une entreprise est le bien commun et le profit n’est qu’un moyen à cet effet. Dès lors les problèmes ne viennent pas des autres mais de penser que les autres sont un problème.

Durant l’après-midi, nous avons participé à un des huit ateliers pratiques sur les « accords toltèques » animé par Olivier Lecointre co-auteur avec Laurence Aubourg de Manager avec les Accords Toltèques, [De Boeck ;2012]. Dans le contexte d’un grand groupe de santé animal, ce vétérinaire devait mettre en place une équipe de recherche et développement industriel permettant d’explorer de « nouveaux territoires inconnus ». Dans cette perspective d’innovation de rupture, il s’est appuyé sur des « accords d’attitudes » précisant à chacun des membres de son équipe comment fonctionner ensemble. Ces accords d’attitudes sont inspirés par les préceptes de Don Miguel Ruiz[5] : « Que votre parole soit impeccable ; Quoi qu’il arrive n’en faites par une affaire personnelle ; Ne faites aucune supposition ; Faites toujours de votre mieux ; Doutez de tout et apprenez à écouter. » Ces idées reprennent les principes de la thérapie cognitive, qui démontrent à quel point le manque de distance  ou la généralisation abusive sont sources d’impasses et de conflits. Quelques maximes nous invitent à parler peu, mais à parler vrai, en reconnaissant nos limites tout en valorisant nos atouts et ceux d’autrui. Il s’agit d’agir sur soi-même afin de reconnaître que nous avons besoin des autres pour être performant. La principale difficulté réside dans une attention permanente à notre discours intérieur.

En clôture de cette journée les animateurs des ateliers ont mis en commun les principaux enseignements et mis l’accent sur l’importance de l’écoute ; d’un cadre de sécurité permettant d’exister et de libérer la parole ; du droit à l’erreur ; des phénomènes d’émergence  propres à de la coopération autour d’un intérêt collectif.

 

  1. Le développement d’une éthique de la vertu en entreprise.

Ce qui s’est exprimé tout au long de cette journée relève pleinement de l’éthique de la vertu et se distingue de l’éthique déontologique. L’éthique des vertus repose sur trois concepts clé : la vertu (arête), la sagesse pratique (phronesis) et le bonheur (eudaimonia). La sagesse pratique doit être soulignée dans la mesure où ce qui compte d’un point de vue moral, aux yeux des partisans de l’éthique des vertus et  de l’entreprenariat humaniste, est l’intention de l’agent et non les normes qu’il suit ou le résultat qu’il obtient de ses actions. Par ailleurs du point de vue néo-aristotélicien de l’éthique des vertus, celui qui sait agir pour la bonne raison et de la bonne manière, peut atteindre la vie heureuse. Autrement dit, une vie vertueuse est une vie heureuse. Ce bonheur se trouve être l’objectif final de nos actions.[6]

Il s’agit bien ici de remettre au centre de l’agent, le manager en tant que personne morale, dans sa capacité à juger éthiquement de ses paroles et de ses actes. On s’efforce de décrire le bien en appelant à l’exemplarité du responsable  et non  à poser des normes ou des entités de régulation extérieures à l’agent comme pourrait l’être une direction de la RSE. On propose des rôles et attitudes éthiques face à une réalité complexe et à des dilemmes  éthiques qui sont infinis et imprévisibles. Tous les intervenants s’intéressent alors aux traits de personnalité du manager, à ses dispositions à agir pour le bien, à se constituer en agent autonome et bienveillant. Ils suivent en cela l’éthique d’Aristote, pour laquelle ce qui importe dans les affaires de morale, ce sont les progrès de l’agent moral lui-même plutôt que la conformité à une règle. Le vice est alors l’absence d’une disposition pour le bien, un excès ou un manque. Le vice n’est pas un « mal », mais seulement une absence ou un trop-plein. L’éthique des vertus ne se fonde pas sur des chartes éthiques fixées à l’avance, sur des principes intangibles, sur des codes ou des procédures, mais sur les vertus de l’agent. Elle préfère donc se fier, en vue du bien, à la conscience de la personne plutôt qu’à la loi morale. Ainsi avec le quatrième accord toltèque qui nous énonce : « Lorsque  vous faites de votre mieux, vous ne laissez aucune chance à votre Juge intérieur de vous culpabiliser ou de vous critiquer. Si vous faites de votre mieux et qu’il essaie de vous juger selon le Livre de la Loi, vous lui répondez : « J’ai fait de mon mieux ». La question morale n’est plus  « qu’est-ce qui est moralement bien ou mal? » mais « qu’est-ce qu’une personne vertueuse ? » à savoir pour l’entreprise « qu’est-ce qu’un manager exemplaire? Qu’est-ce qu’un servant-leader ?». Pour le déterminer on évalue ses actions en relation avec les inclinations qui en sont la cause, à savoir les vertus elles-mêmes : le courage, le sens du devoir, l’empathie, le sens de l’action, la justice, la capacité d’écoute, la tempérance, l’honnêteté, le sens de l’honneur, l’intégrité, la douceur, la détermination, le style, la magnanimité, la sensibilité, la tolérance, la sagesse…

Alors que dans la perspective déontologique la question est  « Quelle règle dois-je appliquer?»,  celle de la soft law comme l’ISO 26000 ou de la hard law comme la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères donneuses d’ordre, pour l’éthique de la vertu la question déterminante est « que devrais-je être? » ou encore « que fais-je de ma vie? ». Le moyen de l’éthique du devoir sera d’agir selon les obligations morales du développement durable, tandis que dans l’éthique de la vertu le moyen est la bienveillance et la juste mesure entre le manque et l’excès. Dans la perspective déontologique on vise le respect de l’impératif catégorique, alors que la finalité de l’éthique de la vertu est le développement éthique de l’acteur. L’agent devient le promoteur de sa propre règle de vie. Et dans chaque situation de vie il trouve, en lui-même, la réponse qu’il convient de donner. Le contournement de la règle n’est plus possible, puisqu’elle est consubstantielle à l’individu, véritablement authentique, jamais imposée. Ainsi l’éthique n’est-elle plus une série d’actes à faire ou à éviter, mais un accomplissement de soi dans le dépassement de ses conflits intérieurs.

Nous remarquons toutefois combien dans son individualisme méthodologique cette éthique des vertus à la capacité de s’accommoder et de s’hybrider avec l’éthique conséquencialiste libérale.

 

  1. Vers l’avènement d’une biopolitique dans les organisations  

 

Cette journée de travail pouvait laisser à penser que l’on n’était plus dans le calcul utilitariste qui réduit la question morale à un chiffrage,  ou pour reprendre, le propos d’Octave Gélinier au début des années 1990, à dire que «  l’éthique paye ». Avec l’avènement du capitalisme financier et depuis l’affaire Enron en 2001,  les bons résultats ont en effet du mal à clore les controverses de  morale des affaires et le return on Investment à dire la vérité  sur des valeurs non monétaires. Toutefois l’éthique utilitariste est bien encore dominante lorsque la question centrale qui demeure est  « Que dois-je faire pour maximiser le bien-être? » et que la finalité est le bien commun en tant que «  situation la plus souhaitable pour l’ensemble des membres de la société ».

Cette journée professionnelle offrait en fait un précieux terrain d’observation de l’injonction au bien-être qui gagne progressivement des entreprises. Nous avons bien entendu que le bien-être des travailleurs doit être une finalité à part entière. Tout se passe comme si désormais le bien-être évoluait du sentiment d’une chose agréable à vive à une exigence impérieuse que nous devons satisfaire pour accéder à la performance globale de nos organisations. L’injonction de la bienveillance qui gagne ici les organisations prend la forme d’une nouvelle exigence morale. Le culte de l’authenticité et de la bonté prend ainsi la forme d’un devoir intérieur.

Lorsque nous sommes invités à rendre les salariés heureux non pas pour qu’ils soient productifs mais pour que l’entreprise soit un lieu d’épanouissement et de réalisation personnels, dans des conditions satisfaisantes, matériellement et rationnellement, il me semble nécessaire de bien comprendre qu’il s’agit de surveiller sa vie c’est-à-dire de pratiquer une ascèse personnelle , une hygiène mentale permettant d’être pleinement l’agent  du néo-libéralisme managérial.

Tous les participants à ce mouvement se réclament du pragmatisme. Ayant parfaitement compris le fonctionnement de notre époque, ils en arrivent à la conclusion qu’il faut s’améliorer individuellement et collectivement. A aucun moment il n’est question de remettre en question les structures de l’entreprise capitaliste ni les outils de gestion qui font que  la rationalité instrumentale du management est devenu le sens commun de notre société et le visage moderne du pouvoir. Alors même que le gouvernement des individus est plus que jamais une tâche d’optimisation, d’organisation, de rationalisation et de contrôle, tout se passe comme s’il n’en était rien.

Comme l’avait bien fait remarqué Gilles Deleuze[7] , le contrôle ne relève plus d’un chef, ni même d’un manager, c’est-à-dire d’une personne incarnant l’institution disciplinaire qu’est l’entreprise mais de l’individu lui-même qui a pleinement assimilé le déterminisme managérial pour lequel le seul critère de vérité est l’efficacité. C’est en tant qu’agent idéal du nouveau régime de domination libérale que  l’on propose aux parties prenantes de l’entreprise de s’auto organiser, de clarifier leurs intentions, d’être dans l’écoute empathique. Cet agent idéal a tellement bien intégré l’impératif de performance globale qu’il a renoncé à penser l’entreprise comme le lieu même du politique dans nos sociétés. Dans la perspective utilitariste qui est la sienne après avoir fait un calcul hédoniste des plaisirs et des peines, il lui semble préférable de surveiller et d’optimiser son esprit et son corps pour pouvoir continuer à participer à un bien commun au cœur de cette institution régulée par la cybernétique généralisée qu’est  l’entreprise.

Il nous semble encore bien plus facile de prêcher une morale humaniste que de la fonder. Michel Foucault nous invite ici à penser le nouveau régime de moral qui se met en place quand la transformation de soi remplace la volonté de changement social. Il s’agit de l’avènement du biopouvoir dans le domaine du management. Il ne s’agit plus de gouverner les seuls salariés de l’entreprise à travers un certain nombre de procédés disciplinaires, mais bien l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise (clients, fournisseurs, prestataires…) dans la mesure où elles sont devenues des enjeux politiques pour le régime capitaliste. Le libéralisme économique nous fait entendre un régime de gouvernement des hommes qui non seulement maximise les profits en réduisant les coûts, mais encore voit dans l’Etat une menace toujours prête à étendre son pouvoir. Pendant ce temps les frontières de l’entreprise s’étendent à l’échelle de firmes-monde.

La population des parties prenantes de l’entreprise présente des caractéristiques biologiques et psychologiques particulières, et sa vie même est susceptible d’être contrôlée afin d’assurer une meilleur gestion de la force de travail. Le maintien de l’ordre et de la discipline néo-libérale ne pouvant être  obtenue par la croissance de l’Etat, il s’est opéré un dépassement de la dichotomie Etat/ société au profit d’une économie politique de la vie biologique et psychique.  Comme l’a noté lui-même Jacques Lecomte, nous ne parlons plus dans ce type de rencontre de  « refaire la société ». En effet dans la dynamique évolutionniste des sociétés de contrôle biopolitique,  il s’agit désormais d’opérer une reformulation éthique de « luttes-concours »[8] qui animent l’entreprise et de leur rapport au politique. On ne résout  plus les conflits en ayant recours à l’institution judiciaire, mais on lui préfère le recours à la discipline vertueuse de la médiation. On ne négocie plus de l’organisation du travail avec des institutions représentatives du personnels s’inscrivant dans des branches, mais on lui préfère les méthodes agiles et l’empowerment des acteurs.

A l’issue de cette journée ma principale crainte est de voir ce mouvement des entreprises libérées et de la psychologie positive ne faire qu’aggraver notre malaise intérieur. Le risque est grand de voir se propager cette fatigue d’être soi [9] [] inhérente à une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité et l’initiative. Cette bio-morale vertueuse nous exhorte en effet à blâmer ceux et celles qui refusent de se mettre au diapason. Tout le monde serait-il sommé de rentrer dans le rang de l’entreprise humaniste ? En se focalisant sur la régulation des comportements sociaux individuels l’entreprise devient le principal agent d’un néo-hygiénisme mobilisant les capacités intrinsèques de bonté de l’homme. Les discours sur la qualité de vie et le bien-être au travail finissent par occulter tous les débats sur les régimes de gouvernance de l’entreprise qui sont pourtant de première importance. Lorsque la question du bien-être au travail prend le dessus sur la question de la redistribution des richesses, lorsque la question la vertu prend le dessus sur celle des droits et des devoirs, il y a fort à parier que les inégalités sociales, les discriminations, les décisions arbitraires, et le burn-out de salariés engageant toute leur identité à « bien faire »  aient encore de beaux jours devant eux.

 

 

 

 

[1] Les Ateliers de l’Entrepreneuriat humaniste : www.les-aeh.org  

[2] Un projet Santé Qualité de Vie au travail rassemblant en Auvergne Rhône Alpes la DIRECCT , la CARSAT, l’ARACT , l’ECAM et Thésame

[3] Luigi Pirandello nous invitait déjà en 1921 à questionner le sentiment d’identité de tout individu dans un environnement balisé qui le dépassera toujours. Qui que nous soyons, nous n’avons pas d’autres moyens pour ne pas nous noyer dans la masse que de  croire à la carte d’identité que nous avons reçue au berceau.

[4] Gable S.L & Haidt J. (2005). What (and why) is positive psychology?, Review of General Psychology, 9 (2), 103-110.

[5] Les quatre accords toltèques : La voie de la liberté personnelle, Ed. Jouvence, Genève, 2016

[6] Dent, Nicholas J. H., 2001 (1996), «Vertu, éthique de la vertu», in: Canto-Sperber Monique (éd.),

Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Presses universitaires de France, p.1665-1672

[7] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre Journal, N°1, 1990

[8] François Perroux, Economie et Société : Contrainte, échange, don, Presses universitaires de France, 1960

[9] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Odile Jacob, Paris, 1998

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12 avril 2017 3 12 /04 /avril /2017 21:55

 

Apollo 8MANAGEMENT ETHIQUE ET BURNOUT -12 Avril 2017

ACCELERATION ET ETHIQUE DES AFFAIRES[1]

Patrick GILORMINI

 

Herbert J. Freudenberger[2] (1927-1999) " En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d'incendie, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consommer comme sous l'action des flammes, ne laissant qu'un vide immense à l'intérieur, même si l'enveloppe externe semble plus ou moins intacte" (L'épuisement professionnel : La brûlure interne, page 3)

Le travailleur tente d’augmenter son activité comme si cela pouvait en faire naître le sens. Il estime qu’il n’en fait pas assez. Il pense que plus son engagement sera intense plus il obtiendra des signes de reconnaissances. Le burnout est lié à l’idéal de la performance que le sujet s’est construit lui-même. Il estime n’exister que s’il dépasse ses performances antérieures. Il se considère comme un sauveur des autres et de lui-même mais il ne fait confiance à personne.

Le sujet ne perçoit plus les changements comme s’inscrivant dans une chaine d’évolution sensée et orientée vers le progrès. Il perçoit que les choses changent de plus en plus vite mais qu’elles n’évoluent pas, ou qu’elles vont nulle part. Il devient incapable d’en faire un récit. L’histoire approche d’une fin qui est une immobilisation hyper accélérée ou une inertie polaire.

Pour Alain Ehrenberg[3] la dépression et le burnout sont des réactions à la surcharge temporelle. Les gens qui en souffrent tombent d’un temps dynamique et orienté à un bourbier temporel où le temps ne semble plus avancer, mais plutôt rester immobile. Tout lien signifiant entre passé, présent et avenir semble totalement brisé.

La division du travail a produit un morcellement des tâches qui fait que l’employé, le manager ou le directeur d’entreprise finissent par perdre toute idées du produits ou de l’effet de leur activité, celle-ci du elle mener à l’extinction de l’espèce humaine. Cette division du travail avec la mondialisation de l’économie a pris des proportions encore plus monstrueuses dans la mesure où elle s’est étendue à l’échelle du globe et s’est accélérée. Dans ces échelles spéciales étendues et temporelles contractée le mal du travailleur découle du décalage entre la capacité à fabriquer induite par la technique moderne et la capacité à se représenter le produit, l’effet final de cette fabrication. L’immoralité qui menace les salariés réside dans leur manque d’imagination. Elle commence avec l’insuffisance de leur perception elle se poursuit par l’incapacité à réagir à des seuils dont l’échelle nous dépasse.

Les entreprises subissent une transformation grandissante des modes de coopération, de partenariat, des formes de pratique et de la substance même des savoirs pratiques. Encastrées dans la société elles participent à l’accélération de la société elle-même qui se manifeste par la compression du présent. Le passé est ce qui n’est plus valide, le futur ce qui n’est pas encore valide, le présent est la durée pendant laquelle l’espace d’expérience et l’horizon d’attente coïncident. Les salariés agissent face au mur d’un présent sans fondations ni fenêtres. De quoi peuvent-ils être alors tenus pour responsable.

« Je ne décèle pas du tout le monstrueux, à cause du décalage entre ma perception et les effets de mes actes, je ne suis pas du tout à même de le déceler. Donc on ne peut pas du tout m’imputer quoi que ce soit. Donc, je peux tout à fait accomplir le monstrueux » [4]

 

  1. Trois domaines d’accélérations

 

  1. Accélération technique : Nous observons accélération intentionnelle des processus orientés vers un but dans le domaine de la production de biens ou de services. Outre l’accélération des transports et des communications, les nouvelles formes d’organisation comme le lean management avec l’augmentation du niveau de juste-à-temps relèvent de ce type d’accélération. Il s’agit d’accélération à l’intérieur de la société. Le temps fini par annihiler l’espace qui finit par perdre son importance. Ainsi les hôtels, les sièges sociaux, les universités deviennent des « non-lieux » c'est-à-dire des endroits sans histoire, sans identité, sans relation.

 

  1. Accélération du changement social : L’accélération sociale est définie par une augmentation de la vitesse de déclin de la fiabilité des expériences et des attentes et par la compression des durées définies comme le « présent ». 47 % des emplois seront remplaçables par des machines, à horizon 10 ou 20 ans. [5] Dans le domaine du travail le changement a accéléré pour passer d’un rythme, intergénérationnel, aux débuts de l’ère moderne, à un rythme générationnel dans la « modernité classique » (1850-1970), puis à un rythme intra générationnel dans la modernité tardive. La forme moderne « classique » de l’identité se fondait sur un plan de vie individuel reposant sur des épreuves d’évaluation fortes orientant le parcours professionnel. Elle tend à être remplacée par de nouvelles formes d’identité situationnelles, flexibles ou temporaires qui ne suivent plus un plan de vie mais surfent sur les vagues. Dès qu’une opportunité se présente, on doit être prêt à la saisir au bond. Le manager de projet nageait avec détermination vers un point de l’océan en maitrisant les courants pour atteindre son but, l’entrepreneur flotte harmonieusement au grès des imprévisibles mouvements des flots.

 

  1. Accélération du rythme de vie sociale : Augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps, ou le besoin ressenti de faire plus de choses en moins de temps. Nous mangeons plus vite, dormons moins, communiquons moins avec les membres de notre famille et surtout nous faisons simultanément plus de choses. Les taux de croissance dépassent les taux d’accélération et par conséquence le temps devient plus rare malgré l’accélération technique.
 
  

 

  1. Une tentative de réponse par des « oasis de décélérations » :

 

Les stratégies de responsabilité sociale de l’entreprise qui visent à intégrer le développement durable dans les nouveaux business modèles créant non seulement de la valeur économique mais aussi sociétale et environnementale.

En marketing : une offre de produits à l’ancienne , c'est-à-dire de bien de consommation élevés ou produits de façon traditionnelle qui vendent la promesse ou l’image de la décélération, de la durée et de la stabilité .

En management des ressources humaines : pour les cadres stressés, salle de relaxation, méditation de pleine conscience, ou cours de yoga promettent le repos à l’écart de la course dans le but de permettre après coup une participation plus efficace aux systèmes sociaux accélératoires.

Les transactions économiques et financières peuvent être accélérées, mais un fossé temporel se creuse toujours un peu plus entre l’achat et la consommation d’un objet. Nous pouvons acheter des actions source de profit en quelques secondes, mais si nous pouvons acheter des biens et des services en quelques secondes nous ne pouvons pas les consommer en quelques secondes.

  1. Comment la modernité a été prise dans ce processus acharné d’accélération ?

 

  1. La logique économique de la division du travail ou de différenciation fonctionnelle qui impose des vitesses de traitement sociale de plus en plus grande. Pour Adam Smith la richesse d’une nation dépend du degré de développement de la division du travail et de la proportion entre travailleurs productifs et travailleurs improductifs. Les deux dimensions de la division du travail sont « division technique du travail » à l’intérieur des unités des productions et « division sociale du travail » avec la spécialisation des producteurs (ou individus) dans des professions et des métiers indépendants.

 

  1. Le moteur social : la compétition

Le temps de travail est un facteur essentiel de production, économiser du temps est une des sources de l’avantage concurrentiel. Les principes du crédit obligent les investisseurs à rechercher un retour sur investissement et une circulation du capital de plus en plus rapide

la logique de la compétition est le grand principe de distribution des ressources, des biens et des richesses dans presque toutes les sphères de la vie sociale de la société moderne. La position qu’un individu occupe dans la société moderne n’est pas déterminée par la naissance, elle n’est plus stable pendant le cours de sa vie d’adulte , mais en plutôt en cours d’une négociation concurrentielle permanente .

La logique sociale de la compétition est telle que les concurrents doivent investir une énergie accrue pour rester compétitifs, jusqu’au point où cet effort n’est plus un moyen de mener une vie autonome en fonction de buts auto définis, mais le seul but général de la vie tant sociale qu’individuelle.

  1. Le moteur culturel : la promesse de l’éternité

Dans la société moderne sécularisée, l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse religieuse de la vie éternelle. Nos sociétés sont séculaires dans la mesure où l’accent est mis sur la vie avant la mort . Une vie bonne est une vie accomplie c'est-à-dire riche d’expériences et de capacités développées. Goûter la vie dans toutes ses dimensions,, toutes ses profondeurs et dans sa totale complexité devient une aspiration centrale de l’homme moderne . Si nous continuons à augmenter le rythme de vie , c’est en espérant finir par vivre une multiplicité ou même un infinité de vies au cours d’une seule existence en réalisant toutes des options qui les définissent . La promesse eudémoniste de l’accélération moderne réside dans l’idée tacite que l’accélération du rythme de vie est la réponse de la modernité au problème de la finitude et de la mort .

 

  1. L’accélération comme nouvelle forme de totalitarisme :

Est totalitaire un pouvoir :

  • Qui exerce une pression sur les volontés et les actions des sujets,
  • A qui on ne peut pas échapper dans la mesure où il affecte tous les sujets,
  • Qui est omniprésent et ne se limite pas à l’un ou l’autre des domaines de la vie sociale
  • Qui est difficile voire impossible à combattre ;

Il n’y a aucune arène de la vie sociale qui ne soit affectée ou transformée par les diktats de la vitesse. La pression de l’accélération induit une peur constante que nous pouvons perdre le combat que nous pouvons cesser d’être capable de suivre le rythme. C’est la peur d’être déjà laissé pour compte. Le problème est que ces diktats ne sont pas formulés comme des règles normatives qui en principes(a) Peuvent toujours être discutées et ( b ) Auxquelles on peut résister ou que l’on peut transgresser.Le temps est vécu comme une donnée naturelle qui est hors du débat politique.

 

  1. De la promesse éthique moderne de l’autonomie à l’aliénation par rapport à soi et aux autres:

La manière dont nous vivons notre vie en tant que sujets ne doit pas être prédéterminée par des pouvoirs politiques ou religieux ni par un ordre social qui prédéfinirait notre place dans le monde. Elle doit être laissée aux individus eux-mêmes : Une promesse d’autonomie et d’autodétermination Le système moderne de privatisation éthique, de capitalisme économique et de politique démocratique a réussir à maintenir la promesse d’une existence pacifiée jusqu’à la fin du XXème siècle. L’accélération et la compétition pouvaient être considérées comme des moyens d’atteindre l’autodétermination. Mais la pression de l’accélération devient tellement accablante que les idées d’autonomie individuelle et collective (démocratique) deviennent anachroniques. Les conditions sociales sont telle que , d’une part, les acteurs sont engagées de manière éthique pour l’idée d’autodétermination alors que d‘autre part , ces conditions sapent de plus en plus la possibilité de suivre ou de réaliser en pratique cette idée. Cette dynamique mène à un état d’aliénation.

Le travailleur pris dans le système autopropulsé en vient à n’être plus en capacité à se positionner comme sujet. Il n’est plus n’est plus en capacité de dire : « Je ne peux imaginer l’effet de mon action, le sens de mon travail. C’est vraisemblablement un effet monstrueux. Je ne peux pas l’assumer, donc je dois réexaminer l’action projetée ou bien la refuser, ou bien la combattre. »

L’aliénation est un état dans lequel les sujets poursuivent des buts ou suivent des pratiques que, d’une part, aucun acteur ou facteur externe ne les obligent à suivre et que d’autre part, ils ne désirent ou n’approuvent pas vraiment . Nous faisons volontairement ce que nous ne voulons pas vraiment faire. Si l’aliénation persiste nous oublions ce que nous voulons vraiment faire

Nous souffrons d’un manque d’appropriation du temps, et nous échouons à faire du temps de nos expériences « notre » temps : les épisodes d’expérience, et le temps qui leur est alloué, restent pour nous étrangers . Ce manque d’appropriation de nos propres actions et de nos propres expériences ne peuvent que mener à des formes sévères d’auto aliénation

Tous les épisodes d’action et d’expérience que nous avons traversées, toutes les options à notre disposition, les gens que nous connaissons et les choses que nous avons acquises sont des matériaux de base à de nombreux récits que nous pourrions faire de nous-mêmes, de nombreuses histoires que nous pourrions élaborer pour déterminer notre identité. Néanmoins aucune de ces histoires ne semble concluante, car aucune d’elles n’est vraiment appropriée. Qui nous sommes et comment nous nous sentons sont des choses qui dépendent des contextes dans lesquelles nous évoluons, or nous semblons ne plus être capables d’intégrer ces contextes dans notre expérience et dans notre action. Ceci conduit à l’épuisement de l’être et au burnout. Si c’est l’importance de ce que nous aimons qui constitue notre identité, la perte de ce sens, ne peut que mener à une distorsion de la relation à soi-même. L’aliénation par rapport au monde et l’aliénation par rapport à soi sont les deux faces d’une même médaille. Elle persiste lorsque les axes de résonance entre l’être et le monde deviennent silencieux

 

  1. L’accélération mène à érosion et une désintégration de l’attachement :

Nous échouons à intégrer nos épisodes d’action et d’expérience (les marchandises que nous acquérons) à la totalité d’une vie , et nous sommes de plus en plus désengagés détachés des temps et des espaces de notre vie . A travers les technologies, le nombre et les variétés des relations dans lesquelles nous sommes engagées, la fréquence potentielle des contacts, l’intensité exprimée de la relation et l’endurance dans le temps augmente régulièrement. Cette augmentation devenant extrême, nous atteignons un état de saturation sociale. Il devient alors structurellement improbable que nous établissions une relation avec autrui. On se limite à échanger des informations et à coopérer sur des bases instrumentales.

Or les relations humaines qui s’établissent en vrais axes de résonnance, prennent du temps à se construire et engendrent de la douleur lorsqu’elles se dissolvent.[6] Deux aspects problématiques dans un monde où les rencontres changent rapidement.

 

  1. Conclusion : Face à la transformation de notre être au monde, la nécessité d’entrer en résonnance

Une conviction éthique : les hommes dans leurs actions et leurs décisions, sont toujours guidés par une conception de la vie bonne. Nous sommes guidés par une idée de là où nous devons aller et de ce qui constitue une vie bonne et riche de sens.

Une vie bonne pourrait être une vie qui serait riche d’expériences multidimensionnelles de résonance

• Reprendre contact avec soi signifie amener à notre conscience ce que nous sommes vraiment, notre vrai moi. Il s'agit de savoir quelles sont nos aspirations profondes au-delà du bombardement de modèles et de stéréotypes que véhiculent les médias.

• Reprendre contact avec autrui, communiquer d'une manière intime et authentique avec les autres est aussi une façon de ne pas dévier de notre chemin. Lorsque nous faisons les réponses à la place des autres sans leur laisser la chance de donner leurs propres réponses, c'est souvent parce que nous créons une image d'eux qui leur accorde une moins grande compréhension qu'ils n'ont en réalité.

L'individu possède en lui les solutions des problèmes de notre société, il ne s'agit pas d'avoir une vision idéaliste des événements mais bien réaliste. La conscience de soi entraîne la conscience de son environnement et des autres mais il y a toujours une marge à conserver entre nos désirs et l'énergie à notre disposition pour les réaliser. Il faut s'entraîner à différencier nos buts réels de ceux imposés par notre société et à ne pas agir en héros mais en sujet vulnérable. A travers l'épopée qui nous mènera à l'atteinte de nos objectifs il faut conserver de la bienveillance et respect de soi et de l’autre. Dans notre monde accéléré les marges de manœuvre dont dispose les managers se réduisent de jour en jour. L’idée même de responsabilité s’est trouvée profondément atteinte ou pervertie. Face au mur du présent d’une catastrophe à répétition, le manager est confronté à choisir entre la continuité et la rupture , entre toujours plus vite et le burnout .

 

[1] D'aprés ma lecture de : Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010

[2] Freudenberger, H. (1987). L'épuisement professionnel: La Brûlure interne. Québec : Gaétan Morin Éditeur.

[3] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi: dépression et société, Odile Jacob, 1999

[4] Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, Payot & Rivages , 2003

[5] THE FUTURE OF EMPLOYMENT: HOW SUSCEPTIBLE ARE JOBS TO COMPUTERISATION?

Carl Benedikt Frey and Michael A. Osborne , September 17, 2013, Oxford

[6] « Si on me presse de dire pour quoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Singularité et réciprocité de l’amitié entre Montaigne et La Boétie

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18 mars 2016 5 18 /03 /mars /2016 21:54
Partage du pouvoir en entreprise: l’enjeu de constitution du sujet libre

Le 15 mars 2016 une rencontre des Ateliers de l’Entrepreneuriat Humaniste http://www.iddlab.org/community/pg/groups/25658/les-ateliers-de-lentrepreneuriat-humaniste/ a permis à un cercle élargi de membres et de sympathisants de s’approprier les travaux d’un des ateliers de co-développement dont 4 séances furent consacrées en 2015 au partage du pouvoir.

Parmi les questionnements qui ont émergé, il m’est apparu que la distinction entre pouvoir et autorité restait à travailler. Le pouvoir se caractérise par des processus d'interactions entre les individus au sein des organisations. C’est la capacité d’une personne A à contraindre et à informer les choix d’une personne B de telle sorte que le comportement et les actions de B soient orientés dans un sens favorable à A, et ce par des mécanismes intrinsèques à la relation socioéconomique qui sont formels ou informels. Le pouvoir peut être exercé de manière intentionnelle et consciente par ces deux acteurs qui participent à un jeu dans lequel aucun des deux n’est dépourvu de pouvoir vis-à-vis de l’autre. En entreprise le pouvoir trouve sa source dans le lien de subordination du salarié, dans les dispositifs juridiques de détention de parts sociales et dans l’accès et la maitrise de ressources critiques (compétences, moyens, informations, partenaires, règles).

L’autorité relève quant à elle du registre de l’institution. Elle est attachée à un statut ou une fonction dont la légitimité peut être remise en question par le pouvoir. Par les pratiques de délégation et les injonctions managériales à l’autonomie, l’autorité semble aujourd'hui plus partagée et plus diffuse dans les organisations. Mais ce qui serait en jeu ne serait-il pas plutôt que le partage du pouvoir, le partage de l’autorité ? Ce partage n’est-il pas le résultat des « luttes-concours » (François Perroux) qui nous permettent ou nous empêchent de justifier notre rôle dans l’entreprise ? Les participants à la rencontre de ce soir nous le rappellent en disant qu’il s’agit en fait « de choisir le moment opportun » pour « de prendre sa place ». Cela renvoie à la question éthique de la constitution du sujet dans les espaces de liberté et de contraintes de l’entreprise.

Dans la perspective de Michel Foucault cela pose la question du dualisme entre assujettissement et subjectivation. L’assujettissement étant toujours pensé comme la formation du sujet par des mécanismes disciplinaires (instruments de gestion…) alors que la subjectivation supposerait la découverte, dans le domaine des relations de « soi à soi », d’une certaine autonomie entrepreneuriale qui serait source de résistance et de création. L’« autonomie » et l’« authenticité » qui sont aujourd’hui évoquées et requises par le management, renvoient au processus de subjectivation des sociétés néolibérales. Le sujet se construit notamment dans les « entreprises libérées » comme le résultat toujours provisoire d’un armistice sur le champ de bataille de l’autorité. Les antagonismes se situent au niveau même de nos subjectivités en quête permanente de reconnaissance et de légitimité. Il s’agit de résister aux processus d’assujettissement opérés par les technologies du pouvoir, qui précisément constituent le sujet du management. Dans la perspective foucaldienne, la recherche éthique de la vie bonne nous renvoie à la constitution du sujet à partir des relations de pouvoir, et de la possibilité que le sujet a de se libérer de ces relations. Reste à faire l’analyse de la gouvernementalité dans l’entreprise, comme conduite des conduites ou action sur les actions, qui aménage la possibilité de la liberté du sujet.

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3 avril 2013 3 03 /04 /avril /2013 22:30

La vie du jésuite aragonais Baltasar Gracian y Morales (1601-1658)  s’est déroulée dans cette Espagne de la première moitié du XVIIème siècle guettée par la décadence économique, la médiocrité politique et inquiète de la pénétration des idées jansénistes. En ce début de XXIème siècle, les maximes de son Homme de Cour (1647) offrent à nos contemporains un art de vivre en société où la stratégie de la réussite implique surtout un art consommé de la prudence tactique. Pour nous qui sommes souvent contraints d’avancer dans un univers d’illusions, dans l’entrelacs des contradictions extérieures et des injonctions paradoxales, l’apparence est cette forme vide, ce masque qui nous protège et le portrait plausible auquel nous finissons par ressembler. Pointant sans jamais la nommer l’aliénation sociale, il nous arme contre elle dans un esprit de finesse de bon aloi.

Mais ne nous plaignons pas car : « Les plaintes ruinent toujours le crédit, elles excitent plutôt la passion à nous offenser, que la compassion à nous consoler ; elles ouvrent le passage à ceux qui les écoutent, pour nous faire la même chose, que ceux, de qui nous nous plaignons ; et la connaissance de l’injure faite par le premier sert d’excuse au second » Maxime CXXIX. Par ces trois cents maximes qui recèlent l’affirmation implicite de la difficulté héroïque de vivre, la source de la vie bonne prend la forme d’un savoir-vivre comme science du survivre dans une société labyrinthique.  

 

Baltasar Gracian, L’homme de cour, édition de Sylvia Roubaud, Gallimard, 2010

 

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10 janvier 2013 4 10 /01 /janvier /2013 22:06

Adorno écrivait en 1953: "Il ne peut s'agir d'insérer de l'humain , de l'immédiat ou de l'individuel dans l'organisation. A travers une insertion de ce genre , ces dimensions se trouveraient elles-mêmes organisées, et privées , précisemment de ces qualités qu'on espère préserver. La réserve naturelle ne préserve pas la nature : il devient tôt ou tard manifeste qu'au sein de l'engrenage social , elle n'est qu'une entrave à la circulation. Il est plus bénéfique à l'humain que les hommes prennent intimement conscience , sans se voiler la face , de la position à laquelle ils sont rivés du fait de la contrainte exercée par les rapports existants" Ainsi  le caractère creux du langage qui dans le management embaume vivant les salariés à coups de clichés issus de l'école des relations humaines trahit la nullité d'une tentative de transcendance spirituelle incapable de s'appuyer sur une théologie autre que la réification par le marché. Que les nouveaux prêtres du coaching et du développement personnel cessent de faire croire qu'il suffit de se réunir autour d'une table ronde pour découvrir en commun ce qui doit arriver afin que l'organisation ait une âme , qu'ils cessent de prêcher l'existence d'un projet commun d'entreprise qui transcende les calculs d'intérêts dans lesquels nous sommes volens nolens embrigadés.C'est une question de santé publique qui passe par une sérieuse cure de desintoxication empéchant des manoeuvres barbares des "leaders porteurs de sens" de lancer leurs appels perfides à la volonté de tous. 

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18 avril 2012 3 18 /04 /avril /2012 22:18

Comment se fait-il que dans la culture occidentale chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés, en plus des actes d'obéissance et de soumission , des actes de vérité qui ont ceci de particulier que non seulement le sujet est requis de dire vrai , mais de dire vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs, de l'état de son âme...? Comment s'est formé un type de gouvernement des hommes où on n'est pas requis simplement d'obéir , mais de manifester , en l'énonçant, ce qu'on est  ? Comment se fait il qu'il faut extérioriser aujourd'hui  par des marques, des labels  et des logos les arcanes de notre conscience?

L'obéissance inconditionnée aux lois du libre contrat  marchand , l'examen ininterrompu de nos bonnes pratiques de gestion et l'aveu exhaustif de l'utilité sociale de nos entreprises forment un ensemble dont chaque éléments implique les deux autres; la manifestation verbale de la vérité par le reporting généralisé de ce qui se cache au fond de nos gestes apparait comme une pièce indispensable au gouvernement des hommes par eux-mêmes tels qu'il a été mis en oeuvre à la perfection dans la société de l'information. Il faut souligner que ceci n'a pas pour finalité d'établir la maîtrise souveraine de soi sur soi , mais que ce qui est attendu au contraire c'est l'humilité , le détachement à l'égard de soi et la constitution d'un rapport marchand à soi et à l'autre qui tend à detruire la forme singulière de chacun d'entre nous. 

 

N'hésitez pas à relire les analyses toujours actuelles de Michel Foucault. C'était il y a 30 ans , le temps d'une génération qui je l'espère n'a pas été perdue comme les précédentes.

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5 octobre 2011 3 05 /10 /octobre /2011 21:53

A l'école on apprend à éprouver et à supporter les pertes, et c'est une science et un exercice sans lesquels tout homme, si éminent soit il d'autre part, restera toujours un grand enfant , une espèce de poupon braillard.Les élèves n'espèrent rien , il leur est même strictement interdit de nourir des espérances, et pourtant ils sont parfaitement sereins et gais. Comment est-ce possible ? Sentent-ils quelque chose flotter ça et là au dessus de leur têtes bien peignées? Peut-être sont ils gais et insouciants par étroitesse d'esprit. C'est aussi possible. Mais l'enjouement et la fraîcheur de leur coeurs en valent-ils moins pour autant? Seraient-ils tout simplement sots? Ils vibrent. Consciemment ou inconsciemment, ils tiennent compte de bien des choses, ils laissent errer leur esprit, ils envoient leurs sensations dans toutes les directions possibles, rassemblant observations et expériences. Si tant de choses les consolent , c'est qu'ils sont en général des gens empressés , chercheurs, et qui se tiennent eux-mêmes en piètre estime.Qui s'estime beaucoup lui-même n'est jamais à l'abri des découragements et des humiliations, car l'homme ayant conscience de lui-même rencontre toujours quelque chose d'utile à sa consience. (...) Il y a une chose dont je suis sûr : ils attendent! Oui les élèves attendent , ils tendent pour ainsi dire l'oreille vers la vie , vers cette mer et ses tempêtes qu'on appelle monde.

 

Librement adapté de Robert Walser , L'institut Benjamenta, Ed.Gallimard 1981 pp. 141-142

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