La crise sanitaire interroge l’avenir du travail. L’idée se répand qu’il faut considérer le travail comme un simple moyen permettant à l’individu de consacrer son temps à cultiver ses talents, à prendre du bon temps avec ceux qu’il aime et à s’engager pour le bien commun. Les femmes en particulier sont nombreuses à ne plus vouloir se mettre au service d’une économie dans laquelle les activités qui maintiennent la cohésion de notre société au cœur de celle-ci – élever les enfants, soigner les malades et les personnes âgées, cultiver l’amitié – n’ont aucune valeur. Désormais plusieurs branches professionnelles sont confrontées à des difficultés de recrutement voire à des pénuries de main-d’œuvre. Dans la période post-Covid le rapport de force semble revenir en faveur des salariés. Le développement du télétravail est plébiscité par les américains qui sont nombreux à refuser d’être contraints à revenir au bureau à plein temps : selon une enquête réalisée auprès de 10000 employés américains, 80% d’entre eux souhaitent pouvoir travailler depuis chez eux au moins un jour par semaine et les entreprises n’offrant pas la possibilité de télétravailler risquent de perdre près de 40% de leurs salariés.
Vers la semaine de quatre jours
En 2022, 200 entreprises volontaires espagnoles testeront la semaine de quatre jours conformément à une proposition du parti Màs Pais. 86% des salariés de l’entreprise de prêt à porter Desigual se sont déjà prononcés en faveur de la semaine de quatre jours, dont trois devront être en présentiel et un pourra se faire en télétravail. L’Irlande lance également une expérimentation de la semaine de quatre jours en février 2022. Elle s’inscrit dans une campagne internationale intitulée Four Day Week Global qui constate que 63% des employeurs estiment qu’il est plus aisé d’attirer et de retenir les talents avec la semaine de quatre jours et que 78% des employés pratiquant la semaine de quatre jours sont plus heureux et moins stressés. En Islande la réduction hebdomadaire du temps de travail expérimentée entre 2015 et 2019 sur 2500 salariés du secteur public a été un large succès et la semaine de quatre jours est en voie de généralisation. Le bien être des salariés s’est amélioré sans que pour autant baisse la productivité. Baisser le temps de travail permet de réduire les déplacements, la pollution et la consommation excessive.
Plus de 20 ans après les lois Aubry[1] qui instituaient la semaine de 35 heures la question de l’aménagement et de la réduction du temps de travail revient dans le débat public. Il s’agit cette fois moins de réduire le chômage que de viser un meilleur équilibre de vie et une certaine décroissance (cesser de prendre l’avion, renoncer à sa voiture, ne plus faire de shopping compulsif …) compatible avec les impératifs du changement climatique. Le 23 Septembre 2021, le journaliste et essayiste américain Jonathan Malesic publiait dans le New York Times un essai intitulé The Future of Work Should Mean Working Less dans lequel il faisait le constat que la pandémie nous a rappelé que nous existions pour faire plus que de seulement travailler. Selon lui « le but de l’existence est à rechercher en dehors du travail, et le travail ne doit rien faire d’autre que venir combler les interstices. » Dignité, compassion, loisirs et solidarité tels sont les piliers d’une réhumanisation de la valeur travail, qui reconnait que le travail est essentiel au fonctionnement de la société mais qu’il est aussi souvent une entrave à l’épanouissement de l’individu.
Pour une plus grande autonomie existentielle
Cette tendance à la remise en cause de la place du travail dans nos existences était au centre de la pensée du philosophe et journaliste André Gorz (1923-2007). Disciple de Jean-Paul Sartre, il fut l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique. Sa pensée critique de la rationalité économique dénonçait la croyance quasi religieuse que « plus vaut plus » et que toute activité soit justiciable d’une régulation par l’argent.
André Gorz prônait une réduction du temps de travail car il refusait une soumission totale aux exigences techniques de la division sociale du travail. Son combat n’était pas un rejet des impératifs professionnels ni de la culture technique mais de leur domination sur la vie quotidienne. Par sa puissance la technique coupe le travail de la vie, rétrécit le champ de l’expérience sensible et de l’autonomie existentielle. Elle empêche le travailleur de connaître et de maîtriser la finalité de son activité. La technicisation du travail est acceptable dans la mesure où, en accroissant son efficacité, elle permet d’économiser du temps et de la peine au profit d’activités qui elles sont porteuses de sens. Mais le travail technicisé et spécialisé ne peut en même temps être la principale source de l’identité et de l’épanouissement personnel. « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège il n’y a pas de pauvres ».
Le projet d’A.Gorz est une réponse positive à la désintégration des liens sociaux et des liens avec la vie sous l’effet des rapports marchands et de concurrence. Il ne se préoccupe pas tant de la préservation de la nature en tant que telle, mais de la qualité de nos existences, qualité inséparable des relations que nous nouons entre nous. Sa pensée ne s’inscrit pas dans la tradition des éthiques environnementales attachées à une valeur intrinsèque de la nature. Elle s’enracine dans la tradition de l’émancipation issue des Lumières, mais aussi du marxisme hétérodoxe et de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. « Il ne s’agit pas de diviniser la nature ni de « retourner » à elle mais de prendre en compte ce fait : l’activité humaine trouve en la nature sa limite externe et à ignorer cette limite, on provoque des retours de bâton qui prennent dans l’immédiat, ces formes discrètes encore si mal comprises : nouvelles maladies et nouveaux mal-être ; enfants inadaptés ( à quoi ?) ; baisse de l’espérance de vie ; baisse des rendements physiques et de la rentabilité économique ; baisse de la qualité de la vie bien que la consommation soit en hausse. »
Barrero, J. M., Bloom, N., & J.Davis, S. (2021, August). Don’t force people to come back to the office full time. Harvard Business Review , p. Digital Article.
Gorz, A. (1974, Avril). Partage ou crève. Le Sauvage(12), 10-12.
Gorz, A. (1977). Ecologie et liberté. Paris: Galilée.
Gorz, A. (1992/2). L'écologie politique entre expertocratie et autolimitation. Actuel Marx(12), 15-28.
Gorz, A. (1998, mars-avril). De l'aptitude au temps libre. Transversales.Sciences/cultures(50), 24-26.
Gorz, A. (2004). Métamorphoses du travail - Critique de la raison économique. Paris: Gallimard.
[1] Loi no 98-461 du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail.